INTERSTICES LIMINAUX

06.09 / 28.09

 

Dans les intérieurs montréalais de la fin du 19e siècle de Fais-moi l’art, Morgan Legaré  déploie sur des structures en aluminium une série d’images de la vie dans des maisons de banlieue du tournant du 21e siècle. Poursuivant ses recherches sur les modes de  production de l’espace, l’artiste revisite pour Interstices Liminaux des photographies de  son enfance à Trois-Rivières pour témoigner de la mémoire de l’architecture.  

Des douze images qui constituent ce nouveau corpus se dégage un sentiment  d’étrangeté. L’artiste a puisé dans les archives familiales des photographies desquelles  émane une certaine nostalgie, réalisées avec des appareils argentiques, dont des jetables. Legaré s’est approprié ces photos amateur au fil de jeux de cadrage et  d’associations, les superposant et les juxtaposant parfois, focalisant à plusieurs reprises sur des détails ; le processus de création de ces images suivant les méandres de la  mémoire qui parcourt les événements et les lieux pour (re)composer ses propres récits. L’intervention de l’artiste se fait manifeste lorsque l’on constate que la présence  humaine est souvent plus suggérée que présentée dans les scènes évoquées. Dans ces  interstices liminaux – ces lieux et moments de transition à la frontière du connu et de  l’étrange, qui sont caractéristiques de la culture Web –, le temps semble en suspens,  voire s’arrêter pratiquement devant nos yeux. Les tensions, ces instants de flottement légèrement inconfortables créés par Legaré, deviennent des lieux où la mémoire – aussi  bien celle de l’artiste que de la personne qui regarde – peut se négocier. 

En dessinant dans l’espace, avec des profilés en aluminium extrudé, les contours d’une cage d’escalier et d’un foyer, Legaré active des archétypes architecturaux sur lesquels il  est possible de projeter ses souvenirs. Par leur matérialité industrielle, ces dispositifs  contrastent avec leur lieu de présentation, et avec les images qu’ils supportent. L’artiste réinterprète les structures qu’il avait entre autres mises à profit dans Extraction,  présentée à L’Œil de Poisson en 2022. Pour cette précédente exposition, Legaré s’est  intéressé aux interactions entre les modes de production matériels et numériques, présentant des modélisations de structures réalisées sur place ainsi que des rendus de  textiles préalablement moulés sur ces mêmes profilés ; déjouant de la sorte les allers retours de la pensée entre les univers physique et virtuel. Les tensions que l’on retrouve dans Interstices Liminaux mettent cette fois en évidence la complexité des dimensions personnelles, affectives et sociales en lien avec les expériences d’espaces et  d’architectures, qui n’ont rien d’hermétique ou de clinique – pour faire allusion à Salle  blanche, présentée à Elektra en 2023, où l’artiste s’est penché sur la production sérielle,  automatisée et contrôlée.  

Les lieux où l’on a résidé conservent-ils des traces des naissances et des deuils, des  célébrations comme des peines que l’on y a vécus, au même titre qu’ils continuent, dans  ces souvenirs qui nous habitent, d’en être les décors ? Morgan Legaré révèle, de manière  allégorique, la profondeur des empreintes que laissent parfois en nous certains espaces,  avec lesquels seul le temps peut nous permettre d’apprendre à cohabiter. 

Laurent Vernet est directeur de la Galerie de l’Université de Montréal. S’intéressant notamment  aux pratiques d’artistes dont les travaux portent sur l’architecture, il a récemment été le  commissaire des expositions Ouvrages (Occurrence, 2023) qui réunissait le travail de sept artistes  canadien·nes, Granche/Atelier/Ville (UdeM, 2023) sur le travail de Pierre Granche (1948-1997),  ainsi que D’une place à une autre d’Alexandre David (UdeM, Galerie des arts visuels de  l’Université Laval et Criterium, automne 2024). 

Révision linguistique : Stéphane Gregory



MORGAN LEGARÉ